Aujourd’hui (15 juillet), les magasiniers d’Amazon à Shakopee, dans le Minnesota, déclenchent une grève de six heures le Prime Day [le 15 et 16 juillet sont des journées promotionnelles avec rabais, etc.], le plus grand événement commercial de l’année. S’ils réussissent, ils pourraient déclencher des actions similaires dans tout le pays – et faire en sorte que Jeff Bezos commence vraiment à s’inquiéter du pouvoir des travailleurs et travailleuses.
Il y a dix ans, les géants américains de la technologie – Apple, Amazon, Google, Facebook – étaient considérés comme les symboles mêmes du progrès humain. Aujourd’hui, ces entreprises – en particulier Amazon – sont considérées comme les symboles mêmes de l’inégalité, de la tyrannie et de l’exploitation.
Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon, est non seulement l’homme le plus riche du monde, mais aussi de l’histoire moderne, avec une fortune estimée à 110 milliards de dollars. Pendant ce temps, les magasiniers de Bezos travaillent dans des conditions épouvantables pour obtenir des salaires de misère, malgré l’augmentation de salaire dont on a beaucoup parlé l’année dernière. En mars, le Daily Beast rapportait qu’«entre octobre 2013 et octobre 2018, les services d’urgence ont été appelés au moins 189 fois dans les entrepôts d’Amazon pour tentatives de suicide, pensées suicidaires et autres épisodes de troubles mentaux». Il n’est pas exagéré de comparer la richesse mal acquise de Bezos à celle des barons voleurs de l’Age d’or, comme John D. Rockefeller.
Heureusement, après des années d’éloges sans fin – ils allaient sauver le monde, vous vous souvenez? – la firme de Bezos est enfin éconduite. La couverture médiatique s’est largement éloignée de l’adulation sans concession d’il y a dix ans. L’examen récent par John Oliver [le 1er juillet 2019, sur la chaîne de TV HBO] de la culture et des conditions de travail de l’entreprise a été tellement incisif qu’il a touché un nerf au siège social d’Amazon.
Et il y a de plus en plus de groupes syndicaux, d’activistes pour la défense de l’environnement et de groupes communautaires qui traitent l’entreprise comme un escroc qui vole leur avenir. Amazon a quitté la ville de New York au début de l’année et, en avril, Environmental Leader a rapporté que «plus de 6000 employé·e·s d’Amazon ont signé une lettre exhortant l’entreprise à publier un plan d’ensemble concernant le respect du climat à l’échelle de toute la firme basé sur six principes spécifiques». Dirigé par Emily Cunningham, une travailleuse d’Amazon, ce groupe a rendu publique sa campagne et a affronté Bezos et le conseil d’administration de l’entreprise lors d’une réunion des actionnaires. Bien que leur résolution ait été rejetée, elle a démontré que moins de jeunes travailleurs et travailleuses vivent dans la peur du patron.
La lutte la plus importante contre Amazon s’est déroulée dans la banlieue de Minneapolis, à Shakopee, où des travailleurs somaliens ont quitté le travail en décembre dernier, rejoints par la représentante à la Chambre Ilhan Omar [née en 1981 à Mogadiscio, elle a été élue en novembre 2018 sur la liste du Parti démocrate; elle fait partie des 4 femmes députées attaquées de manière ouvertement raciste par Trump il y a deux jours] et à nouveau en mars, protestant contre les conditions de travail. «Le rythme de travail est inhumain», a déclaré Mohamed Hassan, l’un des grévistes. «Tout le monde se sent continuellement menacé par le système.»
Amazon a été forcé de négocier avec les travailleurs, qui sont pour la plupart musulmans, sur le droit de prier sur le lieu de travail, et l’entreprise a accordé quelques concessions. Elle a essayé désespérément de dépeindre les pourparlers comme un «engagement communautaire» plutôt que comme des négociations syndicales, craignant que l’exemple ne se répande au-delà de Shakopee. Les travailleurs affirment qu’Amazon a également pris des mesures de représailles contre les animateurs de la grève.
Mais malgré tous les efforts de la méga-entreprise, les actions des travailleurs somaliens en matière d’emploi se sont avérées être le début plutôt que la fin. Aujourd’hui, en ce premier jour du «Prime Day» d’Amazon – la «mine d’or» de quarante-huit heures qui a surpassé le «Black Friday» comme le plus grand événement commercial de la firme – une centaine de travailleurs prévoient une grève de six heures pour exiger des conditions de travail adéquates et des emplois plus sûrs.
Guled Mohamad, l’un des organisateurs de la grève, a déclaré au Minneapolis Star Tribune: «Nous avons besoin de changement. On a besoin de quelque chose.» Mohamad a travaillé à l’entrepôt de Shakopee pendant un an et huit mois. Il a évoqué les bas salaires, le rythme de travail épuisant et la pression de la direction pour remplir les quotas.
Meg Brady, une ouvrière d’entrepôt d’Amazon, actuellement en congé d’invalidité de courte durée en raison d’une fracture de son pied liée au stress du travail, a déclaré dans un entretien avec une chaîne d’information locale qu’elle se joindrait au piquet de grève malgré la menace de perdre son emploi. «C’est toujours un risque quand on engage ce genre d’action», dit-elle. Pour Meg Brady, le rythme de travail est épuisant et dangereux, avec un taux de roulement élevé parmi les employés. Elle a commencé à travailler chez Amazon il y a un an et sept mois avec soixante-dix personnes, il n’en reste que cinq. L’entreprise s’attend à ce qu’elle ramasse et emballe un nombre ahurissant de 600 articles par heure, ce qui entraîne des traumatismes liés au stress répétitif.
L’entrepôt de Shakopee, d’une superficie de quelque 82’000 mètres carrés compte 1500 employés, dont près d’un tiers sont d’origine est-africaine. Le Awood Center, dont le slogan est «Building East African Worker Power» (Bâtir le pouvoir des travailleurs d’Afrique de l’Est) et qui s’est formé grâce à un partenariat entre la section du Minnesota du Council on American-Islamic Relations et le Service Employees International Union Local 26, a été crucial pour le recrutement.
Abdi Muse, directeur exécutif de l’Awood Center [organisation visant à défendre les travailleurs venant de l’Afrique de l’Est], a déclaré au Star Tribune:
«Comme Amazon continue d’accélérer le travail et d’exiger davantage des magasiniers, c’est difficile pour tout le monde. Des gens se blessent ou partent parce qu’ils ont peur… La plus grande préoccupation concerne le taux de production. Ils doivent produire à un rythme si intense chaque heure. Ils doivent travailler de plus en plus vite. Et s’ils font une pause, leur historique de production [enregistré en permanence] s’effondre.»
Syndiquer Amazon
Amazon captive l’imagination des militants syndicaux du monde entier en raison de sa taille et de son impact. L’industrie de la logistique aux Etats-Unis est en grande partie non syndiquée, à l’exception du United Parcel Service (UPS). Si une tête de pont syndicale faisait irruption chez Amazon, elle pourrait briser une industrie vitale mais non syndiquée – faisant ce que les travailleurs faisaient dans les années 1930 pour l’automobile et l’acier.
Fondée comme librairie en ligne en 1994 à Seattle, Amazon a explosé dans toutes les directions. Non seulement elle est devenue la boutique en ligne du «tout y est», mais elle produit des longs-métrages et une variété de produits culturels pour son service de streaming Prime, qui a dépassé les cent millions d’abonnés aux Etats-Unis.
Amazon est aujourd’hui l’un des plus grands employeurs privés au monde, avec quelque six cent mille employés, et l’un des plus grands employeurs de non-syndiqués aux Etats-Unis. Par comparaison, il a fallu cent ans à UPS, fortement syndiqué depuis sa fondation en 1907, pour atteindre son effectif actuel de 440’000 personnes. Alors comment Amazon a-t-il pu devenir si grand, si vite?
La réponse brève est que Jeff Bezos s’est inspiré d’un modèle mis au point par le fondateur de Walmart, Sam Walton, tout en y ajoutant sa propre touche. Il a combiné une opération de vente en ligne avec des dépôts de briques et de mortier (tout en utilisant et en apprenant des entreprises de logistique établies comme US Postal Service, FedEx et UPS). Il a ensuite mis les deux catégories sous le même toit. Au cours de la dernière décennie, Amazon a connu une croissance fulgurante en construisant un réseau de centres de distribution régionaux et locaux («centres d’exécution»), assemblés à un vaste réseau de transport routier et aérien («Prime Air») et à une importante main-d’œuvre de livraison à domicile.
Walmart est peut-être la première entreprise de logistique, mais Amazon l’a dépassée, du moins pour le moment, en se transformant en détaillant et en entreprise de livraison. Et c’est là que réside le secret de l’organisation d’Amazon.
«Amazon, m’a dit Mark Meinster, directeur de l’organisation Warehouse Workers for Justice de Chicago, il y a deux ans, «construit dans ou près des grandes villes… Dans les grands marchés du travail [comme] Chicago, ils ont des centres d’exécution sur Goose Island, Western, Lisle, Joliet et Morton Grove [tant à l’intérieur de la ville que dans plusieurs banlieues environnantes]. Amazon a renversé le modèle d’entrepôt mis au point par Walmart.»
Ce «modèle inversé» de rapprochement des entrepôts d’Amazon des bases traditionnelles des syndicats semble avoir donné aux travailleurs de l’usine Shakopee d’Amazon la possibilité de s’organiser avec le soutien du Awood Center. Ils se préparent maintenant à lancer leur troisième action syndicale en huit mois.
«Nous voulons profiter de l’occasion pour parler de ce qu’il faut pour que ces initiatives se concrétisent et fassent pression sur Amazon afin que nous soyons protégés et qu’Amazon fournisse des emplois sûrs et fiables», a expliqué William Stolz à Bloomberg (sur sa chaîne de TV), un travailleur d’Amazon et organisateur de la grève.
De toute évidence, il s’agit d’un nouveau développement dans la lutte chez Amazon. La haute direction est inquiète. Et si les travailleurs de Shakopee réussissent [1], leurs actions pourraient déclencher des débrayages similaires dans tout le pays, qui se répercuteraient dans l’industrie comme la vague de grèves des enseignants de l’année dernière. L’enjeu est de taille. Aidons-les à gagner. (Article publié sur le site Jacobin en date du 15 juillet 2019; traduction A l’Encontre)
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[1] La direction d’Amazon à Shakopee s’est mobilisée, selon le Star Tribune du 15 juillet, afin de réduire au maximum le nombre de grévistes. Mohamed Hassan a déclaré, un emballeur du centre d’exécution, a déclaré: «Nous nous attendions à ce que beaucoup de travailleurs sortent aujourd’hui», a-t-il dit lors d’un rassemblement devant l’entrée, parlant par l’intermédiaire d’un interprète. «Il y avait des gestionnaires, des superviseurs et des policiers qui se tenaient devant les portes et les portes d’entrée, alors ils ont peur à cause de cela. C’est pour ça qu’ils n’ont pas pu sortir, et je suis triste pour ça.» (Réd. A l’Encontre)
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